L’écriture en partage



Je pense à un poème de Charles Bukowski qui s’intitule “Comment devenir un grand écrivain”. L’auteur américain conseille de prendre une grosse machine et de l’attaquer, de l’attaquer durement, “comme si vous disputiez un combat de poids-lourd”. L’acte d’écrire serait donc une forme de démence. Je partage ce sentiment et j’ajouterais qu’il faut, malgré tout, accepter le risque d’être lu...


D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours écrit pour moi, pour le plaisir que ça me procure, un plaisir d’abord égoïste. Sans écrire, je ne peux tout simplement pas vivre. Cela relève de la respiration, c’est une nourriture aussi précieuse que l’air dont mes poumons ont besoin pour fonctionner. S’il arrive que je ne puisse pas écrire un long moment, je tombe malade (dépression, maladies de peau, etc.) J’écris donc pour mon plaisir mais j’ai toujours pratiqué ce divertissement avec la volonté déclarée d’être lu par les autres, et si possible par le plus grand nombre. Peut-être est-ce paradoxal. Même alors que j’avais seize ans et que je commettais de la poésie maladroite, j’avais besoin de partager, je reproduisais mes textes que je diffusais autour de moi, je croyais avoir du talent et je faisais des lectures publiques. J’ai toujours ressenti ce besoin, qui s’est renforcé à dix-sept ans quand je me suis lancé dans la rédaction d’un roman. A cette époque, j’ai décidé que j’en ferais mon métier, quoi qu’il m’en coûte. Et cela m’a coûté ! Dix années se sont écoulées entre mon premier roman écrit et mon premier roman publié, et je garde surtout de cette période le souvenir d’une grande frustration. J’écrivais des histoires, en toute sincérité, et c’était comme des bouteilles jetées à la mer. Bien sûr, quelques personnes dans mon entourage les lisaient, m’avouaient même y prendre du plaisir, peut-être pour me consoler parfois, j’en étais néanmoins ravi, mais mon insatisfaction était immense.


Longtemps j’ai écrit sans vraiment savoir ce que j’écrivais. Quand j’ai enfin compris, j’ai saisi aussi les raisons profondes de ma démarche. Car, en effet, j’écrivais du roman noir ! Pourquoi, me direz-vous, le fait d’écrire du roman noir rendrait plus forte la nécessité d’être lu ? Je me pose souvent cette question à laquelle je n’apporte jamais la même réponse. La littérature noire n’est ni nombriliste ni masturbatoire. Pour dire le monde, rendre compte de ses dysfonctionnements, se soucier des hommes et des femmes qui sont dans la peine et la douleur, victimes des injustices créées par notre société, elle est avant tout responsable. Sans être militante, elle est pourtant, en un certain sens, politique. A plus forte raison, donc, elle se partage !


Je publie en 2003 mon onzième livre et mon plaisir est intact, mes convictions sont les mêmes. J’ai la chance que mon public, peu à peu, se soit étoffé, ce qui me permet de vivre, comme on dit, de ma plume. Je reçois des lettres, parfois même des appels de mes lecteurs. J’en rencontre beaucoup dans les librairies, les festivals, les salons. A chaque fois, je suis ému, et ça me donne envie de continuer, ça me dope ! même si je sens dès lors plus de pression sur mes épaules, tant j’ai peur de les décevoir un jour… C’était mon objectif, transmettre une idée que j’ai de la vie, procurer de l’émotion, mais je m’étonne toujours de l’engouement que je provoque chez mes lecteurs, étonnement qui s’accompagne d’une sorte de gêne. Aurais-je donc finalement du talent ? Je m’étonne aussi de leurs diverses interprétations, parfois contradictoires, au point que parfois je me demande s’ils n’ont pas lu un autre livre que le mien. Il est des lecteurs qui sont devenus des amis, ce qui est réconfortant pour un homme qui passe le plus clair de son temps dans la solitude de son bureau, loin du monde réel. Il en est d’autres qui sont devenus du même coup des conseillers, je m’en remets à eux, par exemple, pour des questions de médecine légale ou de procédures criminelles. J’ai donc besoin de mes lecteurs de maintes façons, mais il faut aussi que je les oublie ! S’ils nourrissent mon imaginaire, m’encouragent et induisent par là même que je sois plus que jamais exigeant et rigoureux, lorsque je me mets à mon ordinateur, je suis seul maître à bord, et je tiens à le rester ! Mes lecteurs alors ne constituent plus qu’une entité abstraite, que je pense si variée et si complexe que ça me conforte dans l’idée que je peux, je dois, me permettre toutes les aventures, toutes les audaces ! Si je considérais les choses autrement, je courrais le risque de me soumettre à une appréciation, une préférence, je pourrais être tenté de répondre à une attente précise, ça constituerait un risque, je serais moins prompt à explorer de nouveaux territoires, je me remettrais moins en question, et mon univers s’appauvrirait. Il ne faudrait pas que j’oublie que j’ai choisi d’écrire pour être libre.


Pascal Dessaint

Les Cahiers de l’Iforep 2003